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« Tout allait trop vite ». Témoignage d’une victime de la RGPP.

« Tout allait trop vite » Le 15 septembre 2009, 8 h 55, moi, Catherine Kokoszka, directrice départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) de Paris, enfermée que j’étais dans le travail comme en huis clos, me jette par la fenêtre de la direction départementale, du troisième étage sur cour.« Ce matin-là, ses collaborateurs l’attendaient dans une salle de réunion. Ne la voyant pas arriver, ils se dirigent vers son bureau. En chemin, ils voient une fenêtre ouverte, avec une chaise placée devant. En se penchant, ils aperçoivent le corps de leur directrice gisant une dizaine de mètres plus bas. Celle qui se définit comme »une miraculée, parce qu’encore vivante« est tombée sur un buisson qui a amorti sa chute. Elle est restée consciente. Elle prononce alors ces paroles :  »La RGPP (révision générale des politiques publiques) m’a tuée."

Un mois après son geste, Catherine Kokoszka, en convalescence dans une maison de santé de la région parisienne, en explique les raisons dans un long texte diffusé par son syndicat, le Syndicat de la protection judiciaire de la jeunesse-Union nationale des syndicats autonomes (SPJJ-UNSA). Le texte est rendu public alors que la ministre de la justice et des libertés, Michèle Alliot-Marie, devait rencontrer, jeudi 5 novembre, l’ensemble des cadres territoriaux de la PJJ, une administration en pleine crise d’identité, une administration en détresse, en charge de la jeunesse en détresse. Son geste, ses explications entrent en résonance avec des suicides sur d’autres lieux de travail.

C’est cette crise d’identité qu’ausculte Catherine Kokoszka, qui veut prendre la parole, parce qu’elle a « failli mourir de ne plus pouvoir penser » : « Qu’en faire ? Penser ce passage à l’acte, le parler ou l’enfouir dans les limbes de l’oubli ? Je souhaite, pour ma part, que la discussion s’installe dans une administration en pleine mutation. Sa richesse réside dans les femmes et les hommes investis dans la mission éducative de l’institution et qui risquent de partir s’ils ne sont pas pris en considération. La perte alors pour les jeunes et les familles sera immense. L’hémorragie a déjà commencé. Que sera alors la PJJ, une illusion ? »

La protection judiciaire de la jeunesse est née au lendemain de la seconde guerre mondiale, en même temps que l’ordonnance de 1945 qui régit la délinquance des mineurs, et qui doit être remplacée par un nouveau code pénal des mineurs, plus répressif, qui devrait être présenté à l’été 2010. Catherine Kokoszka en cite d’ailleurs le préambule - appelé à disparaître - dans son texte : « Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui accompagnent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. »

Au centre de son travail, il y a les enfants qu’elle veut sortir « des voies de garage », parce qu’elle refuse « que la crise sociale laisse les jeunes dont nous nous occupons sur le carreau ». La majorité des cadres de la PJJ est constituée d’anciens éducateurs, qui ont fait des études de sciences humaines et gravi les échelons de l’institution. C’est le cas de Catherine Kokoszka, éducatrice depuis 1980, avant d’être directrice départementale dans la Creuse et en Corrèze, puis à Paris depuis 2006.

En même temps, Catherine Kokoszka assume sa fonction de directrice, engagée dans la réforme de l’Etat à laquelle elle souscrit (« Je suis une fonctionnaire d’Etat, serviteur mais pas servile, loyale mais pas courtisane »), mais aussi attachée aux valeurs éducatives de ce travail particulier sur la jeunesse délinquante. « Que devient notre mission éducative ? », s’interroge-t-elle avec angoisse. C’est ce « conflit de loyauté qui (l)’a fait passer de l’autre côté du miroir ».

Elle décrit ce tiraillement entre ces deux exigences qui devenaient pour elle inconciliables : « Ma tâche est de diriger un département, de mettre en œuvre les consignes de mon administration. Or mes idéaux, ma conception de la République, du bien commun, de l’intérêt général, des missions de la PJJ, m’ont paru de plus en plus en complète contradiction avec ce qui m’était demandé. Non pas parce que ces consignes me paraissaient déraisonnables, mais parce que l’accélération des transformations en un temps trop court mettait à mal la mission éducative de l’institution et produisait de la maltraitance institutionnelle. La machine infernale poursuit son chemin sans se soucier des humains que sont les professionnels. »

Elle applique les consignes, avec zèle, comme le lui reprochent les syndicats. Quand le gouvernement décide de concentrer la PJJ sur les mineurs délinquants et de ne plus s’occuper des jeunes en danger (les enfants placées par un juge dans un foyer pour échapper à des violences familiales, par exemple, désormais pris en charge par les conseils généraux), elle l’applique, en se heurtant parfois durement à des juges des enfants opposés à ce changement.

Elle se sent alors abandonnée par son administration : « Ceux qui nous dirigent et donnent les ordres nous laissent sous la mitraille. Je rêve de cette époque peut-être mythique où le général, brandissant son épée, conduisait ses troupes. J’ai parfois l’impression, de mon modeste poste de directrice départementale, d’être un pion sur un échiquier, à qui l’on donne des consignes orales et non écrites, ce qui est en contradiction avec le droit administratif. »


Les réformes s’enchaînent, le projet stratégique national de la PJJ intervient en même temps que la RGPP. Il faut supprimer des postes, restructurer des services, aller vite, sans toujours comprendre, sans pouvoir expliquer, parce que « ce qui va trop vite rend fou et détruit ».
Son cas n’est pas isolé : « Chaque directeur départemental est dans son coin à se débrouiller comme il peut. Un étrange climat règne, où celui qui se sent en fragilité perçoit déjà le prédateur intéressé par le poste. »


Face à ces tensions contradictoires, rien ne semble fait pour accompagner les personnels
 : « Quelle programmation, quelle évolution ont été prévues par les échelons stratégiques pour éviter le mal-être, pour ne pas dire la maltraitance des personnels qui ne savent plus où nous allons ? Les congés maladie, longue maladie, longue durée, le burn-out, le surmenage se multiplient. Quand va-t-on arrêter la casse ? Car cette souffrance rejaillit obligatoirement sur les prises en charge des mineurs et l’accompagnement des familles. »

Même si les gestes suicidaires sont toujours complexes et ne peuvent se résumer qu’à une seule explication, Catherine Kokoszka a fait une analyse scrupuleuse des raisons professionnelles de son passage à l’acte : « J’ai failli mourir parce que je passais ma vie à mon travail, certaine de soutenir les valeurs éducatives de l’institution. J’ai failli mourir de la surdité d’une institution qui n’entendait pas que tout allait trop vite, si vite que nous ne pouvions plus suivre. »

Article publié dans Le Monde (5/11/2009).

Article publié le 1er décembre 2009.


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